Maurice Carrez on pitkäaikainen toimija Suomen ja Ranskan välisissä kulttuuri- ja tiedesuhteissa. Hänen väitöskirjansa käsitteli suomalaisen työväen vaiheita vuosina 1880– 1920 (La classe ouvrière finlandaise entre 1880 et 1920 : approche matérielle d’un concept historique) ja hän kirjoitti ainutlaatuisen elämänkerran Otto Wille Kuusisesta (1881–1964)[1], jota käännetään parhaillaan suomeksi. Hän toimii professorina Strasbourgin yliopistossa ja on ranskalaisen Revue d’histoire nordiquen päätoimittaja.
Tässä lyhyessä tekstissä Carrez muistelee väitöskirjansa ohjaajaa Jean-Jacques Folia. Fol syntyi 19. kesäkuuta 1930 Clamecyssä ja kuoli joulukuussa 1988 – sattumalta samassa kuussa kuin toinen ranskalainen Suomi-ystävä ja -tuntija, professori Aurélien Sauvaegot. Ranskalaisten kommunistien osallistuminen vastarintaan natseja vastaan teki suuren vaikutuksen Foliin, joka oli tunnettu myös kommunistisista sympatioistaan ennen sosiaalireformistisiin piireihin siirtymistään. Häntä kiinnostivat kansainväliset suhteet ja Itä-Eurooppaa, ja valmistuttuaan opettajaksi hän matkusti paljon. Vuosina 1950–1952 hän toimi Ranskan kielen lehtorina ensin Helsingin Normaalilyseossa ja myöhemmin Tukholman yliopistossa. Vuosina 1959–1962 hän opetti Helsingin ranskalaisessa koulussa, ja myöhemmin hän työskenteli Madagaskarilla ja vuosina 1970–1972 Togon Lomén yliopistossa. Vuosina 1972–1987 hän toimi Pariisin 7. yliopistossa ensin lehtorina, myöhemmin professorina ja lopuksi yliopiston rehtorina 1982–1987.
Fol opiskeli suomea erityisesti sen takia, että saisi ranskantaa Väinö Linnan Täällä Pohjantähden alla. Michel Laffont julkaisi hänen käännöksiään vuonna 1962. Folin väitöskirjakin käsitteli Suomen historiaa, ja hän muistelee kirjan johdannossa 1950-luvun alun Suomea: Saksan armeijasta inspiraatiota ammentaneet sotilaiden univormut, kirkon tärkeä asema ihmisten elämässä, ihmisten vakavahenkisyys ja yleinen alakuuloisuus, nationalismi ja konservatiivisuus. Fol kirjoitti väitöskirjansa Jean-Baptiste Durosellen kanssa Suomen itsenäistymisprosessista. Elämä ei ollut helppoa: Folilla oli seitsemän lasta ja hän matkusteli paljon. Hänen väitöskirjansa on silti ensimmäinen, joka käsitteli tieteellisesti Suomen historiaa Ranskassa. Folin väitöskirja ei ole moitteeton. Hän käytti suhteellisen vähän suomalaisia lähteitä ja arkistoja, ja väitöskirja on lähinnä hyvä synteesi jo olemassa olevista suomalaisista töistä ja julkaisuista. Fol toimi täten enemmän sillanrakentajana Suomen ja Ranskan välillä kuin varsinaisesti tutkijana.
Kielen takia Folin väitöskirja on huomioitu hyvin harvoin Suomessa, jossa vain harvoin seurataan muilla kielillä kirjoitettuja tutkimuksia Suomen historiasta, ja vielä harvemmin ranskaksi kirjoitettuja. Poliittisten mielipiteidensä takia (hän otti hyvin selkeästi kantaa punaisten puolesta ja oli hyvin kriittinen Mannerheimia kohtaan) Folia kritisoitiin jonkin verran: Jussi Raumolin esimerkiksi kutsui hänen kirjaansa Les pays nordiques aux XIXe et XXe siècle (P.U.F, Paris, 1978) ”ranskalaiseksi Pirkkalan-monisteeksi” (Helsingin Sanomat 14.10.1978, s. 18), mikä oli vähintäänkin epäreilua kirjaa kohtaan. Fol huomioitiin Suomessa lähinnä Väinö Linnan kääntäjänä, ja hänen nekrologinsa Helsingin Sanomissa korosti tätä aspektia (Jean-Jacques Folin nekrologi, Helsingin Sanomat, 16.12.1988, s. 24). Fol toimi Suomen ulkopuolella ja näin ollen oli liian kaukana tullakseen kunnolla huomioiduksi Suomessa. Tämä oli harmillinen suhtautuminen mieheen, joka oli koko elämänsä ja uransa tutkinut Suomea, Suomen ja Pohjoismaiden historiaa, ja jonka Raumolinin haukkuma kirja toimi pitkään monille ranskalaisille ensimmäisenä kosketuspintana Pohjoismaihin.
Louis Clerc on Turun yliopiston poliittisen historian professori.
Jean-Jacques FOL (1930–1988), historien et traducteur : un passeur culturel entre la France et le Nord
Maurice Carrez
Jean-Jacques Fol occupe une place particulière dans le monde universitaire français. Il fut le premier contemporanéiste à choisir d’étudier l’histoire finlandaise d’un point de vue non pas idéologique, comme trop d’auteurs avant lui, mais au travers d’une approche rigoureuse fondée sur une connaissance précise des sources. Il fut aussi l’un des premiers (après Jean-Marie Poirot et le Suisse Jean-Louis Perret, tous deux linguistes) à avoir vécu et enseigné plusieurs années à Helsinki et à y avoir appris le finnois de manière approfondie.
Son originalité réside aussi dans le fait qu’il fut un chercheur sujet à controverse en raison des sujets qu’il eut l’audace d’aborder à une époque où il ne faisait pas encore bon déranger les certitudes nationalistes. Cependant, doté d’un solide humour, il ne fit jamais un drame d’avoir fait figure de vilain petit canard parce qu’il osait mettre en cause les motivations patriotiques de Mannerheim en 1917–1918 et donner des événements entourant l’indépendance finlandaise une version contrastant avec la doxa conservatrice.
C’est sans doute cette liberté de ton et cette grande bienveillance qui attirèrent l’historien en herbe que j’étais vers son bureau de l’université Paris VII, installée alors sur le campus de Jussieu, à deux pas de mon école. Bien m’en prit car je lui dois d’avoir soutenu une thèse sous sa direction puis d’avoir exercé une charge de cours et de TD dans son université tout en m’initiant aux débats intellectuels au sein du groupe de recherche très dynamique qu’il avait créé.
Lui étant si redevable, il m’est bien sûr difficile d’évoquer d’évoquer sa mémoire sans un soupçon de nostalgie. Cela dit, je n’ai aucune envie de jouer hypocritement l’ « observateur neutre », posture au demeurant qui masque souvent, et plutôt mal, les options idéologiques inavouées des historiens.
Une trajectoire peu commune
Né à Clamecy dans la Nièvre le 19 juin 1930 au sein d’une famille modeste, Jean-Jacques Fol fut attiré très jeune par l’enseignement qui lui semblait correspondre à son tempérament ouvert et chaleureux. Il aimait aussi les voyages et n’hésita pas à demander, tout jeune instituteur, une affectation à l’étranger. C’est ainsi qu’il devint lecteur de français au Lycée normal de jeunes filles et à l’École supérieure de commerce d’Helsinki entre 1950 et 1952. Soucieux de bien s’intégrer dans un monde nouveau pour lui, il se mit à étudier le finnois et à s’intéresser de près à la vie politique finlandaise. Il faut dire qu’à l’époque, comme de nombreux jeunes gens de gauche marqués par l’expérience de la Deuxième Guerre mondiale, il était adhérent du Parti communiste français et bénéficiait de ce fait de contacts privilégiés avec l’intelligentsia progressiste autochtone. Il fit ainsi la connaissance d’artistes et d’intellectuels avec qui il put exercer au mieux ses nouvelles connaissances linguistiques.[2] En 1952, il semble même qu’il ait occupé la fonction de traducteur au sein de l’organisme chargé d’organiser les Jeux olympiques.[3]
Revenu en France, il exerça comme instituteur à Senlis puis en région parisienne entre 1953 et 1959. Il travailla de temps à autre comme pigiste au journal l’Humanité.[4]
En 1959, il revint néanmoins à Helsinki pour enseigner cette fois au lycée franco-finlandais. Il y perfectionna son usage du finnois et renforça un réseau déjà solide d’amitiés.
Ne pouvant rester davantage dans cet établissement, il choisit de ne pas revenir en France, mais de partir à Madagascar où il résida de 1962 à 1970. Son choix venait en partie de ses fortes convictions tiers-mondistes (qui l’amenèrent à s’éloigner alors de son engagement communiste), mais aussi de considérations pratiques : comme il était chargé de famille, le statut d’enseignant en coopération lui permettait de mieux gagner sa vie.[5] Durant ce long séjour, il trouva le temps de préparer une thèse de troisième cycle sur le territoire de Petsamo, aujourd’hui russe, mais ayant appartenu à la Finlande entre 1920 et 1944.[6] Il la soutint en 1968 dans ce qui était encore l’Université de Paris. Contrairement à ce qu’insinue sans preuve aucune un polémiste sur internet[7], il ne s’agissait nullement d’un travail bâclé, mais d’une recherche sérieusement documentée. Elle permit en tout cas à Jean-Jacques Fol d’obtenir en 1970 un poste de maître assistant à l’université de Lomé au Togo.
En 1972, il revint définitivement s’installer en France après avoir été élu maître assistant à l’université Paris VII Jussieu. C’est dans ce cadre et sous la direction du professeur Roger Portal qu’il prépara sa thèse d’État sur l’accession de la Finlande à l’indépendance, soutenue à Paris I en 1975.[8] L’année suivante, il acquit le statut de maître de conférences, puis en 1979 celui de professeur des universités, toujours à Paris VII. Entre temps, il était devenu vice-président en 1976 de son université et directeur en 1978 du Centre interdisciplinaire de recherches sur l’Europe du Nord (CIREN). En 1982, il fut élu président de Paris VII Jussieu, ce qui constitua le sommet de sa carrière académique.[9] La chose était peu courante pour un ancien instituteur qui s’était construit à force de travail dans des conditions souvent difficiles. Cette ascension montre en tout cas l’estime dont il jouissait parmi une large majorité de ses collègues. En 1983, il reçut le titre de chevalier de la Légion d’honneur ; certaines mauvaises langues y virent l’effet de sa sympathie pour le pouvoir socialiste et envers un Nivernais plus célèbre que lui, François Mitterrand.
À titre personnel, je peux toutefois témoigner que cet homme de haute culture, aux talents multiples (il avait même reçu jadis le Prix des écrivains de moins de vingt ans décerné par … le Figaro littéraire !) était aussi un vrai pédagogue, un passionné de recherche et un humaniste à l’esprit large et au cœur tendre. Il avait aussi du courage et, en homme venu du peuple, une saine détestation des faux-semblants. Cela me suffisait pour l’apprécier, bien davantage encore que ses titres et ses décorations qui manifestement ont agacé certains esprits chagrins.
Au carrefour de plusieurs cultures
Passionné de voyages et désireux de connaître d’autres cultures, Jean-Jacques Fol fut un passeur culturel presque par vocation. Dans chaque pays où il exerça sa profession, il chercha à comprendre les autochtones et s’efforça de livrer au public français, sous forme de traductions ou d’ouvrages, une part de ce qu’il avait ressenti de plus marquant. C’est particulièrement vrai pour la Finlande et le Nord en général, mais on retrouve ce trait, moins développé il est vrai, pour ce qui concerne l’Afrique. Sa capacité à créer des réseaux d’amitié et sa curiosité intellectuelle le poussèrent aussi à se faire le chantre d’une interdisciplinarité assumée et riche de potentialités, avec, toujours, cette volonté de transmettre qui l’anima sa courte vie durant.
Jean-Jacques Fol fut d’abord un traducteur de premier ordre. Ayant un don certain pour l’expression littéraire et l’apprentissage des langues, il eut sans doute très jeune la volonté de pratiquer cet art difficile. Mais ses aptitudes n’expliquent pas tout : il y eut parfois la nécessité d’arrondir ses fins de mois pas toujours faciles, mais surtout sa volonté de faire partager des idées qui lui tenaient à cœur. Ainsi, sa traduction du livre d’Edward Burghardt du Bois, Souls of Black Folk (1903), parue en 1959,[10] montrait clairement son engagement en faveur de l’égalité raciale et sa détestation du régime ségrégationniste et plus largement colonial.
De même, ce n’est par hasard ou pur amour de la littérature qu’il se lança au début des années 1960 dans la traduction de la trilogie magistrale de Väinö Linna, Ici sous l’Étoile Polaire.[11] Il ne voyait pas seulement dans cette œuvre un joyau littéraire, mais aussi la description d’un drame qui hantait toujours à cette époque la conscience des Finlandais, la guerre civile de 1918 et l’atroce répression des vaincus, que l’ouvrier-écrivain de génie voulait présenter sous un jour moins caricatural, et pour tout dire authentique. Les conservateurs autochtones, mis sur la défensive, ne se privèrent pas dans un premier temps de critiquer l’auteur et plus tard son traducteur français qui avait eu l’outrecuidance de traiter de cet épisode en historien …
Passeur, Jean-Jacques Fol le fut aussi par sa défense et illustration de l’interdisciplinarité, à l’époque peu prisée par la plupart des universitaires. Le milieu des historiens de Paris VII était néanmoins plus ouvert qu’ailleurs à la collaboration entre disciplines et Jean-Jacques Fol en fit son miel. Il me conseilla par exemple, après un long plaidoyer en faveur de l’ouverture intellectuelle, de suivre les cours du DEA de sociologie et d’histoire (animé, entre autres, par Michèle Perrot) qui à la fin des années 1970 paraissait à certains innovants, à d’autres iconoclastes ! Cette amicale suggestion (il n’imposait jamais rien à ses étudiants) m’apparaît bien avec le recul comme la preuve de son engagement en faveur du dialogue entre disciplines. J’en eus la confirmation éclatante lorsqu’il me demanda en 1979, malgré le faible bagage de chercheur du jeune agrégé que j’étais, d’entrer au CIREN (Centre interdisciplinaire de recherches sur l’Europe du Nord). Là, j’eus le bonheur de rencontrer chaque mois, dans le cadre d’une sorte de séminaire, tout un petit monde d’historiens venus y compris de province, mais aussi de sociologues, de linguistes, de juristes et de politistes, pour certains distingués, pour d’autres plus modestes, mais qu’il traitait tous comme ses égaux avec la bonhommie qui faisait sa marque de fabrique. Quel enrichissement de côtoyer des gens de tout statut et de toutes opinions, rassemblés autour d’un bel objectif, faire prospérer en France les études nordiques en matière de sciences humaines ! Au demeurant, le CIREN ne se contentait pas de rassembler des chercheurs ou des étudiants français, mais il attirait aussi des savants étrangers de haut niveau comme Risto Alapuro, nommé pour quelques temps professeur de civilisation au département d’études finno-ougriennes de Paris III. Pour la première fois, j’eus ainsi le loisir de fréquenter d’autres universitaires que des Français. Et je reste persuadé que c’est sans doute l’une des plus belles réalisations de ce professeur altruiste et à sa façon avant-gardiste.
Jean-Jacques Fol avait en outre d’indéniables qualités de pédagogue ; il savait captiver des publics variés d’étudiants, de collègues ou de simples curieux. Son art oratoire était très personnel, parsemé d’expressions savoureuses et toujours à fleur d’humour, avec une pointe d’érudition matérialisée par des anecdotes et des digressions savantes. Ses interventions avaient toujours le parfum de la générosité et de la passion, sans déguisement ni fioritures inutiles. Il pouvait être entier, parfois un peu injuste avec tel ou tel personnage, mais sans jamais avancer à la légère des arguments. Il avait un grand respect pour son auditoire et n’avait pas de préjugés quant à sa provenance ou à son niveau supposé. Ainsi, me conseilla-t-il de partir enseigner à la prison de Poissy à des détenus qui avaient repris des études supérieures, en me convainquant que ce serait une riche expérience humaine ; il ne se trompait pas.
Autre signe de son intérêt marqué pour la transmission des savoirs : il rédigea en 1978 un manuel de très bon niveau sur les pays du Nord dans la prestigieuse collection Nouvelle Clio aux Presses universitaires de France.[12] Appuyé sur des sources abondantes (645 titres mentionnés) et une volonté affirmée de pratiquer une histoire comparative, cet opus magnum n’a pas encore trouvé d’équivalent français, du moins dans ce type de format. Divisé en trois parties (sources et bibliographie, état des connaissances et problèmes et directions de recherche), conformément aux règles de la collection, il reflétait trois qualités inhérentes à son auteur : la clarté, la capacité à mobiliser une énorme documentation et la finesse d’analyse. Il donnait une place importante aux problèmes socioéconomiques et aux aspects politiques. Par contre, alors que sa vaste érudition le lui aurait permis, il abordait assez peu l’histoire culturelle, ce qui lui fut parfois reproché. En fait, l’ouvrage répondait avant tout aux besoins immédiats des étudiants et, du fait de son format, souhaitait aller à ce qu’il semblait essentiel de connaître dans un premier temps.
Un chercheur actif, audacieux et souvent perspicace
Jean-Jacques Fol commença à rédiger ses premiers écrits en sciences humaines et sociales[13] dès les années 1950 alors qu’il n’atteignait pas encore la trentaine et n’avait pas forcément accès aux publications universitaires du fait de son statut un peu particulier. Par la suite, il ne cessa jamais de participer à la vie scientifique, surtout après la soutenance de sa thèse de troisième cycle sur Petsamo qui lui mit en quelque sorte le pied à l’étrier.[14] On lui doit ainsi plusieurs dizaines d’articles et comptes rendus de lectures dans des revues historiques françaises de bon niveau telles que la Revue d’histoire moderne et contemporaine ou la Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale. Cette production était conforme à celle de la moyenne des professeurs d’université parisiens. Mais pour mieux apprécier cette performance, il faut rappeler que dans les années 1970, il rédigeait en parallèle sa thèse d’État, dans des conditions matérielles qui n’avaient rien à voir avec celles d’aujourd’hui, et qu’il fut accaparé à partir de 1976 par des charges administratives importantes (vice-président puis président d’université). Sa notoriété dans son domaine de recherche transparaît au demeurant dans les sollicitations dont il fut l’objet à la fois de la grosse maison d’édition qu’étaient alors les PUF et de périodiques comme le monde diplomatique. Au tournant des années 1970–1980, quand on pensait histoire de la Finlande ou des pays du Nord parmi les historiens universitaires, le nom de Jean-Jacques Fol s’imposait comme une évidence.
Sa thèse d’État, Accession de la Finlande à l’indépendance 1917–1919, reste son maître ouvrage. Ce travail de plus de mille pages a parfois vieilli, mais à l’époque, il s’appuyait sur une bibliographie très à jour de plusieurs centaines de titres et sur des sources relativement variées et quelquefois peu utilisées comme les documents de l’Auswärtiges Amt laissées aux Archives d’État (Valtion arkisto) finlandaises. Son plan chronologique, tout en étant de facture très classique et centré sur l’évènementiel politique, ne se contentait pas de présenter le processus d’accession à l’indépendance comme le simple résultat de facteurs diplomatiques et internationaux, mais prenait soin de donner aux enjeux socioéconomiques et sociopolitiques internes la place qui leur revenait de fait.
Néanmoins, cette thèse fit l’objet en Finlande de critiques qui n’obéissaient pas toutes, loin s’en faut, à des préoccupations scientifiques. Certaines étaient clairement politiques : on l’accusa ainsi dans Helsingin Sanomat d’avoir un point de vue marxiste exacerbé, ce qui l’amusa beaucoup, lui qui était devenu un social-démocrate réformiste, fort peu suspect de vouloir préparer la révolution. Dans ces attaques qui allaient le poursuivre même après sa mort, on pouvait aussi lire une forme de nationalisme attardé selon lequel, puisque Jean-Jacques Fol n’était pas finlandais (ce qui signifiait en fait ni de droite ni finlandais), il ne pouvait pas comprendre la « vraie histoire » de l’indépendance. On lui en voulut en outre d’avoir osé mettre en question les motivations patriotiques du maréchal Mannerheim en 1917–1919 ; s’en prendre ainsi à la statue du commandeur relevait pour ses détracteurs d’une forme de goujaterie. En réalité, depuis longtemps, dans la Finlande bien pensante, et par ricochet dans la France bien pensante, il était admis que tous les Finlandais étaient contre-révolutionnaires par nature, que les rouges étaient d’affreux bolcheviks et que le génial Mannerheim était depuis le berceau un super-patriote ; s’attaquer à ces « vérités » ne pouvait être qu’une opération idéologique honteuse.
Mais que disait sur le fond la thèse de Jean-Jacques Fol ? En fait, bien des choses confirmées par la plupart des recherches ultérieures, à savoir que :
- la Finlande était devenue indépendante dans une conjoncture très particulière où blancs comme rouges autochtones devaient jongler avec des circonstances complexes.
- La question sociale avait été centrale dans le processus. L’enjeu n’était pas seulement l’indépendance (tout le monde d’ailleurs était d’accord cette option à l’automne 1917), mais ce qu’on ferait de l’indépendance et comment on surmonterait la crise née de la guerre.
- La thèse selon laquelle les rouges étaient vendus aux bolcheviks était une construction politicienne.
- L’image que les blancs avaient voulu donner de leur action et d’eux-mêmes devait être questionnée. Mannerheim par exemple semblait avoir un parcours complexe, assez éloigné du mythe.
- L’intervention des grandes puissances de l’époque fut déterminante dans l’accession à l’indépendance qui ne fut pas seulement le fait d’un peuple dressé contre l’occupation étrangère.
Avec un recul de plus de quarante ans, nous pouvons donc estimer que Jean-Jacques Fol eut souvent de bonnes intuitions et donna du processus en question une image plutôt juste malgré certains défauts comme un parti-pris anti-Mannerheim un peu trop voyant, une surinterprétation de l’intervention allemande ou la faible utilisation des sources russes disponibles. Mais il faut bien comprendre que l’accès aux sources était plus difficile qu’aujourd’hui et les travaux plus rares. Sa thèse doit donc être défendue parce qu’elle ouvrit la voie à d’autres travaux et stimula le débat. Et bien que sa documentation fût moins complète que celle du professeur britannique Anthony Upton pour les années 1917–1918, elle donnait, à mon avis, une vision moins convenue et sans doute plus juste des événements.
L’animateur infatigable du CIREN
En 1978, quand Jean-Jacques Fol décida de créer un centre de recherche consacré aux pays du Nord de l’Europe, il faisait figure de pionnier pour au moins deux raisons :
- pour la première fois, il offrait aux chercheurs en sciences humaines et sociales travaillant en France sur les sociétés nordiques contemporaines un cadre pour se rencontrer et échanger. En effet, l’Institut d’études scandinaves de la Sorbonne animé par l’imposante figure de Régis Boyer était alors principalement tourné vers les études littéraires et les civilisations pré-modernes tandis qu’en province, les quelques groupes existants restaient spécialisés dans un domaine assez étroit.[15] Surtout, les sociologues, les juristes, les politistes et les historiens contemporanéistes étaient jusque là privés d’un centre commun de recherche. L’initiative prise par Jean-Jacques Fol pour les rassembler était pour le moins courageuse et bienvenue.
- À l’époque, et bien que le courant des Annales eût plaidé et agi pour une meilleure compréhension entre disciplines, il n’était pas forcément bien vu de faire travailler ensemble des spécialistes de différentes matières. Les critiques réciproques sur les méthodes et les résultats ne facilitaient pas les contacts et chaque discipline tenait farouchement à son originalité. Cela était particulièrement vrai pour la sociologie et l’histoire. On en était seulement au début d’un long processus de compréhension mutuelle. Le CIREN défrichait le terrain de manière concrète.
Qu’un vice-président d’université agisse de la sorte en faveur d’un rapprochement interdisciplinaire n’était pas anodin, d’autant que Jean-Jacques Fol ne se limitait pas aux cercles parisiens, mais avait l’intention de faire appel à des collègues venus de loin, comme le géographe Michel Cabouret (Université de Metz), le sociologue Risto Alapuro ou l’historien Jean-Pierre Mousson-Lestang (Université Robert Schumann de Strasbourg). Il faut au passage souligner que Jean-Jacques Fol n’écartait a priori aucune sensibilité politique ou idéologique, son but principal étant de favoriser l’émergence des études sur le Nord sans s’occuper de savoir si tel ou tel partageait ses convictions profondes. Cette tolérance était le principe même de son action, bien qu’il n’en ait pas toujours été payé de retour.
Pour parvenir à ses fins, et malgré des charges administratives parfois harassantes, Jean-Jacques Fol ne ménageait ni son temps, ni son énergie. Il se débrouilla, et ce n’était pas un mince exploit, pour trouver deux salles dans les bâtiments surchargés de Jussieu afin d’y installer un secrétariat, une bibliothèque spécialisée et un lieu de réunion. Il multiplia aussi les contacts avec les chercheurs afin d’organiser une sorte de séminaire qu’il animait avec tact et humilité, ne se poussant jamais du col et laissant aux intervenants et aux participants la possibilité de s’exprimer en toute liberté. Il trouva surtout des ressources pour organiser des colloques, acheter des ouvrages et assurer les publications du centre. Il était en quelque sorte le maître Jacques et le maître d’œuvre du CIREN, animé par l’espoir de le rendre pérenne. Son grand souci était non pas de jouer le potentat mandarinal, mais d’être l’animateur bienveillant d’un collectif fonctionnant le plus démocratiquement possible, autre mérite à souligner.
Le bilan du CIREN ne fut d’ailleurs pas négligeable durant une douzaine d’années d’existence (après la maladie et le décès prématuré de son fondateur, Pierre Chanfreau et Yvette Veyret-Mekdjian reprirent quelques temps le flambeau du centre) :
- il permit d’abord à des chercheurs de toutes disciplines de se retrouver régulièrement dans un cadre à la fois sérieux et amical. Parmi les piliers du groupe, on peut citer pêle-mêle l’historien François Kersaudy, le sociologue Alain Gras, le psychiatre Norbert Skurnik, la politiste Martine Barthélémy, le géographe Michel Cabouret, la linguiste Anne Papart, l’économiste Daniel Nebenhaus, le juriste Dominique Féron. Cette liste bien incomplète montre à elle seule le vaste éventail de spécialités représentées (à dessein) et la qualité d’intervenants ayant tous par la suite brillé dans leur domaine.
- Le CIREN fut par ailleurs à l’origine de plusieurs colloques : le premier se tint à Paris des 13 au 15 octobre 1978 à Paris VII et n’avait comme ambition que de faire connaître les divers travaux des chercheurs qui avaient choisi de constituer le centre ; le second, tenu les 16 et 17 novembre 1979, avait pour thème « Homogénéité et hétérogénéité de l’Europe du Nord » ; le troisième, intitulé « Le monde de la mer dans les pays du Nord », se tint du 14 au 16 novembre 1985 ; le quatrième, datant de novembre 1986, avait trait au « sentiment européen chez les peuples de l’Europe du Nord » ; le cinquième et dernier eut lieu en mai 1990 à Saint-Cloud et traita de « La forêt nordique ».
- Enfin, entre 1980 et 1990, furent publiés cinq Cahiers du CIREN, d’abord aux éditions de la Maison des sciences de l’Homme,[16] puis dans le cadre de Paris VII.[17] Bien que la présentation générale en soit restée assez modeste avec ses feuillets tapés à la machine, ils recelaient des contributions de bon niveau reflétant bien la richesse du réseau scientifique tissé par le CIREN. Et là encore, nous pouvons affirmer qu’une bonne partie de cette production était due à l’action inlassable de son directeur.
Les pages qui précèdent montrent donc le rôle central que joua Jean-Jacques Fol dans le développement des études nordiques en France au tournant des années 1970–1980 grâce à ses compétences, son entregent et son altruisme. Sachant à merveille associer la diversité des talents, il parvint, jusqu’à ce qu’une mort cruelle l’arrache à sa famille, ses amis, ses collègues et ses étudiants, à fédérer autour de lui une équipe dynamique et enthousiaste. Il eut également le don de faire découvrir au public cultivé français, sous un angle moins convenu, l’histoire de la Finlande au XXe siècle, en ouvrant de la sorte la voie à d’autres recherches.
Je n’hésite donc pas à écrire qu’il fut pour moi une référence sur le plan humain et professionnel. J’aurai d’ailleurs toujours le regret de ne pas avoir pu développer d’autres coopérations avec lui après mon entrée dans la carrière universitaire car je suis certain qu’avec son aide, les recherches nordiques, en net progrès pourtant depuis une quinzaine d’années, auraient de nos jours une importance beaucoup plus grande dans notre pays. Il appartenait en effet à ce petit cercle de personnalités qui ont une aptitude étonnante à rassembler des gens autour d’un projet commun. Il a montré la voie, il nous reste à la suivre.
Maurice Carrez toimii Université de Strasbourgin nykyhistorian professorina.
Bibliographie
Bois, Burghardt du & Edward, William. Âmes noires. Traduction de Jean-Jacques Fol. Présence Africaine, Paris [?] 1959.
Cahiers du CIREN 1. Premier colloque du CIREN 13–15 octobre 1978. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris 1980.
Cahiers du CIREN 2. Deuxième colloque du CIREN 16–17 novembre 1979. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris 1983.
Carrez, Maurice. La Fabrique d’un révolutionnaire. Otto Ville Kuusinen (1881–1918). Réflexion sur l’engagement d’un dirigeant social-démocrate finlandais à la Belle Époque, FRAMESPA, collection Méridiennes, Toulouse 2008.
L’Europe du Nord. Cahiers du CIREN 3. Université Paris VII, Paris 1985.
L’Europe du Nord. Cahiers du CIREN 4. Le monde de la Mer dans les pays du Nord. Université Paris VII, Paris 1986.
L’Europe du Nord. Cahiers du CIREN 5. Le sentiment européen chez les peuples de l’Europe du Nord. Université Paris VII, Paris 1990.
Fol, Jean-Jacques. La Finlande face à la crise financière. Paris, 1957.
Fol, Jean-Jacques. Les industries du bois et du papier en Finlande. La Tribune des nations 700 (1959).
Fol, Jean-Jacques. Petsamo, 1918–1944. Thèse de troisième cycle. Université de Paris, Paris 1968.
Fol, Jean-Jacques. La montée du fascisme en Finlande 1922–1932. Revue d’histoire moderne et contemporaine 18 (1971).
Fol, Jean-Jacques. Accession de la Finlande à l’indépendance 1917–1919. Honoré Champion, Paris 1977.
Fol, Jean-Jacques. Les pays nordiques aux XIXe et XXe siècles. PUF, Nouvelle Clio, Paris 1978.
Fol, Jean-Jacques. Introduction au premier colloque du CIREN. Cahiers du CIREN. Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris 1978, 3–4.
Linna, Väinö. Ici sous l’Étoile Polaire. Traduction de Jean-Jacques Fol. Tome 1. Robert Laffont, Paris 1962.
Linna, Väinö. Ici sous l’Étoile Polaire. Les gardes rouges de Tampere. Traduction de Jean-Jacques Fol. Tome 2. Robert Laffont, Paris 1963.
Sources éléctroniques
Fol, Jean-Jacques. https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Jacques_Fol (26.2.2018)
Graven, Marcus. “L’intéressant parcours de Jean-Christophe Cambadélis”, Riposte laïque, 25.9.2014. https://ripostelaique.com/linteressant-parcours-de-jean-christophe-cambadelis.html (27.2.2017).
l’Université Paris-Diderot. http://www.univ-paris-diderot.fr/sc/site.php?bc=archivesP7&np=Fol (27.2.2018).
[1] Carrez 2008.
[2] Je tiens ces renseignements de Jean-Jacques Fol en personne lors de conversations privées. Quelques éléments autobiographiques aussi dans l’introduction de sa thèse, publiée en 1977 : Fol 1977, IX-X.
[3] Notice Wikipédia de Jean-Jacques Fol, consultée le 26 février 2018. Néanmoins, il manque la référence, ce qui est signalé par l’organisme en question.
[4] Conversation privée avec Jean-Jacques Fol.
[5] Idem.
[6] Fol 1968.
[7] Graven 2014. Jean-Jacques Fol est ici pris à partie 26 ans après sa mort au prétexte que l’homme politique en question a passé sa thèse sous sa présidence d’université !
[8] Fol 1977
[9] Tous ces renseignements administratifs figurent sur le site de l’Université Paris-Diderot : http://www.univ-paris-diderot.fr/sc/site.php?bc=archivesP7&np=Fol, viitattu 17.2.2019.
[10] Burghardt du Bois 1959.
[11] Linna 1962; Linna 1963. Le troisième tome a été traduit, j’ai eu le privilège d’en lire le manuscrit, mais pour des raisons économiques n’a pas été publié par Robert Laffont. À noter que les deux tomes parus en français ont été réédités en 2011 par les éditions Les bons caractères de Pantin.
[12] Fol 1978.
[13] Fol 1957 est le premier que j’ai pu recenser. En 1959, il publie “Les industries du bois et du papier en Finlande”.
[14] Ainsi, en 1971, alors qu’il est encore au Togo, il publie dans le numéro 18 de la Revue d’histoire moderne et contemporaine, l’une des plus prisées à l’époque un article intitulé « La montée du fascisme en Finlande 1922-1932 ».
[15] Jean-Jacques Fol en fait le recensement dans son introduction au premier colloque du CIREN : Cahiers du CIREN n°1, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, pp. 3–4.
[16] Cahiers du CIREN 1 1980; Cahiers du CIREN 2, 1983.
[17] L’Europe du Nord. Cahiers du CIREN 3, 1985; L’Europe du Nord. Cahiers du CIREN 4, 1986; L’Europe du Nord. Cahiers du CIREN 5, 1990.